Se vider la tête, disait-il

Imagine une place de village.
Une place de village ou de ville ou de bourg d’ailleurs, peu importe la place mais une place. Une jolie place quand même avec peut-être une fontaine au milieu, ou pas, car en réalité cela n’est pas important, par contre imagine une place où il y a des cafés avec leurs terrasses, des terrasses avec des tables, des chaises peut-être quelques parasols et pourquoi pas un peu de verdure pour rafraîchir.

Imagine un soir d’été.
Un de ces soirs d’été durant lesquels la lumière n’a pas envie de céder la place à l’obscurité et durant lesquels les gens n’ont pas envie de rentrer et préfèrent traîner sur les terrasses des cafés de la jolie place, après avoir musardé dans les rues en serrant la main de leurs amoureux.

Imagine un air de musique.
Si on se trouve à Venise il y aura fatalement un orchestre devant le café, un orchestre avec les musiciens en costume d’époque ou pas, avec des instruments classiques ou pas, avec un chanteur ou pas.

Et parfois il faudra tendre l’oreille pour capter quelques passages à cause du bora, ce vent catabatique du nord est qui fait s’agiter la lagune et qui souffle parfois plus fortement sur la place parce que là il s’agit de la place Saint-Marc.

Partout ailleurs dans le monde et à ALBI en particulier les musiciens ne se pressent pas d’arriver, non ils restent dans leur hôtel ou leur maison au bord de leur piscine ou allongés dans un parc au frais pendant que se prépare le véritable sujet.

Le sujet ce sont les camions et les camionnettes qui arrivent petit à petit sur la place, les hommes en débardeur, en sueur et criards s’agitant avec des gestes précis pour monter, empiler les baffles et les enceintes. Et la table de mixage sous la tente. Et les fils électriques qui bientôt serpentent sur toute la place comme de gros reptiles endormis.

À intervalles réguliers un des hommes appuie sur une grosse machine noire tapie au fond de la place comme un monstre, qui est le générateur d’électricité.

De suite et de partout, les petites lumières rouges clignotent sur tous les appareils et grondent doucement comme des animaux assoupis. Ils attendent que les musiciens connectent leurs instruments à eux comme des tuyaux d’hôpital déversant des produits dans un corps.

Enfin viennent les répétitions.
Il ne s’agit pas de tester la qualité d’interprétation, le sens du rythme de chacun ou l’harmonie de l’ensemble, il ne s’agit pas de tester le niveau de magie qui va pouvoir planer sur la petite place, il ne s’agit même pas de penser à ce que les amoureux qui viendront là ce soir ressentiront en écoutant la musique.
Non il s’agit juste de vérifier que tous les instruments sont bien reliés aux machines et que les machines vont pouvoir restituer le plus fort possible sans distorsion aucune ce que les instruments diront.

Ce soir encore, ça va jouer fort.
Le son va se déverser sur la petite place comme un tsunami de décibels, sans souci de rien d’autre que de lui-même.
Le son absorbe tout et tous.
Le mistral la tramontane et tous les vents du sud peuvent souffler, les machines cracheront inexorablement leur inutile cri tant que l’électricité les alimentera.
Tous les oiseaux iront se cacher ailleurs.
Les vitres des immeubles autour vibreront curieusement en rythme.
Les amoureux ne pourront pas entendre les mots d’amour superflus qui pourraient être prononcés tellement la musique est forte.
Les tables vibreront sous les coups sourds de la batterie.

Et même les musiciens seront tellement aveuglés par les lumières et les retours de son qu’ils en viendront peut-être même à oublier quelques instants le regard de ceux qu’ils sont venus enchanter.
Car oui, la musique est un enchantement.
Pourquoi a-t-on tellement oublié cela en préférant le bruit maximum ?
Pourquoi s’évertuer à recréer dans des endroits aussi improbables que des terrasses de restaurants et des places, l’énorme machinerie surpuissante d’un concert au Zenith ?
Pourquoi préférer au charme d’un moment de grâce, l’exténuante et brutale force des décibels ?

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